CHAPITRE 7

Le soleil levant projetait un éclat rosé sur le chariot, les dormeurs et les chevaux paissant paisiblement. Ki demeura immobile quelques instants supplémentaires pour savourer la quiétude du moment. Vandien était allongé auprès d’elle, emmitouflé dans les couvertures. Seuls ses cheveux bouclés et sa nuque étaient visibles. Encore ensommeillée, elle se saisit d’une mèche de ses cheveux, l’étira et s’amusa de la voir se rétracter. Vandien marmonna quelque chose mais ne bougea pas.

La nuit passée avait été plus paisible qu’aucune autre depuis le début du voyage. Vandien avait régalé Cabri et Saule d’histoires pendant tout l’après-midi, des récits rendus plus passionnants par ses talents de conteur. Il n’y avait eu qu’une brève dispute, lorsque Saule avait demandé à ce qu’il lui enseigne à composer des motifs avec la cordelette et que Cabri avait vivement insisté pour participer. Avec une patience inhabituelle, Vandien avait suggéré qu’ils apprennent à tour de rôle et transformé leur jalousie pour accaparer son attention en une sorte de compétition. Saule avait même admis à contrecœur que Cabri était le plus rapide lorsqu’il s’agissait d’apprendre les mouvements de doigts. Son compliment abrupt lui avait valu un regard si empreint d’adoration que Ki se demanda comment elle pouvait rester aveugle aux sentiments du garçon.

Lorsque le moment était arrivé d’installer le campement, Cabri s’était montré enthousiaste et efficace, répondant aux rebuffades et aux critiques de Saule comme s’il s’agissait de suggestions utiles.

Après le repas, la cordelette à histoires était ressortie et Vandien avait tissé le long récit des douze fils du tailleur. Le temps que le douzième fils accomplisse ses douze travaux et gagne l’admiration de la chasseresse des bois verts, la lune était haute dans le ciel et il faisait nuit noire.

Tous étaient prêts à dormir, même Saule dodelinait de la tête. Mais lorsque Cabri leur avait souhaité à tous de faire de beaux rêves, elle s’était redressée en grondant :

— Étant donné que je ne dors pas la nuit, je m’attends à ne faire aucun rêve, Cabri. Pas un seul !

Elle avait claqué la porte de la cabine derrière elle, puis l’avait rouverte un instant plus tard pour laisser tomber au sol un tas de couvertures et de courtepointes. Vandien avait fixé sur elle un regard étonné, mais lorsqu’il avait ouvert la bouche pour parler, Ki lui avait touché le bras.

— Ignore-la, avait-elle suggéré. Allons simplement nous coucher. Algona se trouve juste au bas de cette petite colline et Tekum à quelques jours au-delà.

— Que la lune en soit remerciée ! avait murmuré Vandien.

Il avait récupéré une pile de couvertures et s’était glissé à l’intérieur avant de s’endormir si vite que Ki avait réalisé à quel point ses côtes devaient être douloureuses. Lorsqu’elle avait porté des couvertures à Cabri, elle l’avait trouvé assis près du feu, les yeux déjà clos. Elle lui avait gentiment secoué l’épaule et il s’était lentement animé.

— Algona n’est pas loin d’ici, avait-il chuchoté. (Un sourire étrange était apparu sur ses lèvres.) Moins loin même que Keddi ne l’était de la maison de mon père. Nous y serons avant midi demain. La ville est pleine de gens et de leurs vies, pleine d’histoires. Comme une coupe qui attend qu’on y boive.

Ki avait souri, prenant plaisir aux rêveries ensommeillées du garçon. Les histoires de Vandien avaient souvent cet effet sur les enfants. Elle avait vu des gamins des rues dans un marché rester assis en cercle autour de Vandien, les yeux dans le vague, bien après qu’il eut fini de raconter son histoire. Ce jour-là, Cabri avait entraperçu l’immensité du monde au travers de ses récits. Elle lui avait mis les couvertures entre les mains et il s’était allongé à la manière d’un chiot somnolent. Comme elle s’installait soigneusement contre le dos de Vandien, elle avait songé que l’homme et ses histoires pourraient avoir une influence plus grande qu’il ne l’aurait jamais imaginé sur l’évolution du garçon.

Au matin, Ki s’était levée, lavée et avait posé la bouilloire sur le feu avant que les autres ne fassent mine de s’éveiller. Saule apparaissait débraillée et morose après sa nuit blanche, mais Ki et Vandien la remarquèrent à peine. Tous deux échangèrent des regards silencieux en voyant Cabri qui pliait et empilait ses couvertures près du chariot avant de proposer d’aller chercher les chevaux et de les harnacher.

— Vas-y. Mais fais attention à Sigurd. Il estime ne pas bien commencer la journée s’il ne t’a pas piétiné les doigts de pieds ou mordu quelque part, l’avertit Vandien.

— Oh, ils ne me poseront pas de problème. Ils seront harnachés avant que vous n’ayez fini de rassembler la vaisselle.

Il s’en fut d’un pas vif, plein d’excitation.

Ki le regarda partir. Puis Vandien lui décocha un sourire évoquant une certaine fierté paternelle.

— Le garçon est en train de bien tourner, fit-il observer.

Après quoi il se releva avec raideur pour aller ranger les couvertures dans le chariot, tandis que Ki rassemblait la vaisselle. Saule était assise près du feu, démêlant ses cheveux à l’aide d’un peigne et sirotant une tasse de thé.

Les grands chevaux prirent docilement leur place. Ils restèrent tranquilles en supportant les efforts maladroits de Cabri avec les harnais et les boucles jusqu’à ce que Ki vienne lui prêter main-forte. Puis ils furent réellement prêts à partir et Cabri fut le premier à grimper sur le siège. Saule entra dans la cabine mais ouvrit la porte donnant sur le siège afin d’être incluse dans les discussions du groupe.

— Vous avez encore très mal ? demanda-t-elle à Vandien tandis qu’il grimpait lentement sur le chariot.

Il ne répondit pas mais s’assit en respirant lentement tandis que Ki se hissait derrière lui. Elle saisit les rênes et les chevaux quittèrent le petit pré où ils avaient passé la nuit. Les hongres avançaient d’un pas vif, comme si eux aussi avaient profité d’une nuit paisible et avaient hâte de reprendre la route. Leurs oreilles étaient dressées et pointées vers l’avant tandis qu’ils s’élançaient sur la route d’Algona.

La ville était nichée dans une légère dépression au cœur de la vaste plaine, peut-être pour faciliter l’acheminement de l’eau. Ils apercevaient désormais les fermes environnantes, au milieu de champs déjà moissonnés. Algona s’étendait devant eux. Ki l’étudia dans la lumière pâle du petit matin. La plupart des bâtiments étaient en briques de boue séchée et les rues étaient organisées en cercles concentriques autour d’un bâtiment plus grand et plus impressionnant, de pierre celui-là. Des gens et des animaux se déplaçaient sans bruit dans les rues au loin. Elle les regarda d’un air rêveur, tandis que Vandien commençait à raconter l’une des fables tchérias élaborées qui avaient ses faveurs. Ki les trouvait souvent bien obscures.

Il n’en était qu’à la première morale de l’histoire en cinq parties lorsque le chariot fit une embardée. Ki l’avait arrêté sur la piste pleine d’ornières.

— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.

Elle fit un geste de la main. Plus bas sur la route, deux chariots et un homme tirant trois chameaux derrière lui se tenaient en file indienne. Le passage était bloqué par une fine barricade de bois. Derrière la barricade se trouvaient cinq Brurjans. L’un d’eux était perché sur son cheval et supervisait les quatre autres tandis qu’ils examinaient le contenu d’un chariot. L’homme qui tenait les rênes des chevaux restait immobile, la tête baissée. Il ne regardait pas les Brurjans occupés à fouiller ses biens.

— Un contrôle anti-contrebande ! annonça Cabri en sautant sur le siège.

— Quel genre de contrebande cherchent-ils ? demanda Vandien, mal à l’aise.

Cabri haussa les épaules.

— Parfums, gemmes, armes, livres des sept faux prophètes. Tout ce que le duc interdit aux gens du commun. Certains biens nécessitent un permis spécial et le paiement d’une taxe supplémentaire.

— Et il y a des articles que les Brurjans veulent pour eux-mêmes. Certains marchands emportent des couteaux avec des gardes élaborées pour que les Brurjans les confisquent et ne s’intéressent pas de trop près au reste. Et ils vont vouloir vérifier les permis de voyager.

La voix de Saule tremblait.

— On va te faire passer, lui assura Vandien.

Mais son ton était moins confiant qu’à l’accoutumée.

— Je n’ai absolument rien pour leur offrir un pot-de-vin, souffla Ki par-devers elle.

Vandien ouvrit la bouche pour lui rappeler l’existence de l’or des Ventchanteuses mais la referma presque aussitôt. Il était inutile d’aborder cette question. Un autre souci le frappa.

— Et ma rapière ? Est-ce qu’ils vont me la confisquer ?

Cabri secoua la tête.

— Trop vieille et trop ordinaire. Portez-la simplement au côté et ils n’en parleront sans doute même pas. Le duc n’a rien contre ceux qui portent un poignard ou une épée. Mais un chariot plein d’armes pourrait être destiné aux rebelles. Ça, ça ne lui plairait pas.

— De plus, si tu la caches, ils vont penser qu’il y a quelque chose de louche, ajouta Ki.

Sa voix était teintée de l’usure née d’une longue expérience avec des douaniers mesquins.

— Ils sauront qu’on ne se lancerait pas dans un long voyage sans avoir une arme. Porte-la afin qu’ils puissent la voir ou ils se demanderont où elle est et ce qu’elle a de particulier. (Elle porta inconsciemment la main au couteau passé à sa ceinture.) De plus, le vrai problème n’est pas là...

Elle remit abruptement les rênes dans les mains de Vandien et descendit maladroitement dans la cabine. Elle agrippa la rapière de Vandien dans son fourreau et la lui tendit au dehors. Il avait à peine bouclé sa ceinture qu’elle lui passait déjà leurs papiers de voyage officiels. Elle sortit le permis de Cabri de son sac et le lui lança. Vandien se dévissa le cou pour la regarder tandis qu’elle farfouillait dans les placards.

Ki déposa un fromage corsé et du vinaigre dans un bol, avant d’y ajouter un peu de céréales et le coin d’un bloc de pâte de haricot. Elle ordonna à Saule de se glisser à l’intérieur du placard où ils stockaient habituellement les patates et autres tubercules. Elle en referma la porte puis la verrouilla, étouffant les plaintes de la jeune fille. Puis Ki entassa deux édredons devant la porte du placard. D’un geste vif, elle éclaboussa les couvertures et la porte à l’aide de la mixture contenue dans le bol. Vandien se détourna en fronçant les narines.

— Tu penses que ça va marcher ? demanda-t-il à Ki tandis qu’elle reprenait sa place.

Elle haussa les épaules.

Les gardes Brurjans étaient en train de fouiller le deuxième chariot, jetant des ballots à terre pour voir ce qui se trouvait en dessous. Le conducteur restait assis sur son siège, raide comme un pic et le regard fixé droit devant lui.

— Pourrait-on contourner Algona ? suggéra Vandien à mi-voix.

Ki secoua la tête.

— La route ne va pas par là. Et à la seconde où nous quitterions la chaussée, ils sauraient que nous avons quelque chose à cacher. Ils ont déjà remarqué qu’on s’était arrêté. Ils vont nous poser des questions. Mais j’ai les réponses. (Elle se tourna vers Cabri.) Souviens-toi de ça, Gotheris. J’ai les réponses. S’il te demande quoi que ce soit, contente-toi de secouer la tête et d’avoir l’air malade. Laisse-moi m’occuper du reste. En fait, prends tout de suite un air malade.

Le visage de Cabri exprima soudain de la compréhension. Il referma la porte coulissante de la cabine et s’appuya dessus, les bras croisés par-dessus son ventre. Il fixa ses pieds, une expression contrariée sur le visage, tandis que Ki remettait le chariot en route.

— Ce garçon est un acteur né, fit remarquer Vandien d’un air appréciateur.

Cabri lui décocha un petit sourire avant de se recroqueviller de nouveau sur son ventre.

Ki s’arrêta à bonne distance des chameaux, mais les hongres n’en firent pas moins connaître leur désapprobation. Elle saisit fermement les rênes pour les maintenir immobiles tandis que Vandien descendait et ouvrait la porte latérale du chariot. Il resta debout devant l’entrée, l’air décontracté, attendant que les Brurjans aient terminé l’inspection des chameaux. Il les observa à la dérobée et fut soulagé de ne reconnaître aucun d’entre eux. Il avait craint qu’ils n’aient fait partie du groupe ayant tué les Tamshins. Il ne pensait pas que Ki serait capable de garder la maîtrise d’elle-même si elle devait les revoir. Il transpirait. Il se prit à souhaiter avoir eu le temps de répéter avec Cabri. Un faux mouvement de la part du garçon et c’en serait fini de Saule.

Les Brurjans s’approchèrent, leurs bottes étonnamment petites soulevant des nuages de poussière à chaque pas. Ils se déplaçaient avec une aisance toute féline mais ne ressemblaient pas plus à des chats géants qu’à des humains. Ils étaient brurjans, une espèce à part entière, avec leurs grandes mâchoires pleines de dents acérées et leur pelage doux, leurs corps musculeux et leurs mains dotées de griffes noires. Vandien leva le regard vers les yeux noirs et froids. Il essaya de ne pas songer à l’aisance avec laquelle ces créatures pourraient lui arracher les bras. Au lieu de quoi il hocha poliment la tête.

— Papiers ! demanda celui qui était à cheval.

Vandien entendit le murmure poli de Ki tandis qu’elle les lui remettait.

— Nous emmenons ce garçon à Villena, où il deviendra l’apprenti de son oncle, expliqua-t-elle. Il doit devenir guérisseur. Vous imaginez ça, un garçon fragile comme lui ?

Sa voix portait clairement jusqu’à Vandien et il opina du chef. Ils allaient donc rester aussi près que possible de la vérité. C’était étonnant, venant de Ki, mais cela pourrait simplifier les choses.

— Mmm.

Les mains griffues du Brurjan feuilletèrent en hâte les liasses de papiers. Il jaugea Ki de ses yeux noirs.

— Les papiers du garçon sont acceptables. Les vôtres ne mentionnent même pas Villena. Il s’agit juste d’un permis de voyage générique. Voyez, le cachet n’est bon que dans un rayon de trois jours de route autour de Keddi.

— Ce n’est pas ce qu’on nous a dit, répondit Ki en se demandant s’il cherchait à obtenir un pot-de-vin.

— Eh bien, c’est ce que je vous dis, à présent. Allez voir le greffier aux établissements ducaux. Vous transportez autre chose ?

Son ton était dur, sans effort pour se montrer poli. « Menteuse », semblait-il dire à Ki, sans attendre de réponse sincère de sa part.

— Rien d’autre que nos provisions pour le voyage, répondit-elle.

Le Brurjan près de Vandien fronça ses narines fauves en se penchant dans la cabine.

— Bon sang d’humains puants, gronda-t-il en enjambant le marchepied.

Le chariot grinça dangereusement sous son poids. Vandien le laissa s’enfoncer à l’intérieur et ne dit rien lorsqu’il ouvrit l’armoire de couchage et répandit les couvertures au sol pour fouiller derrière. Il fit passer sa main griffue entre les huches de farine et de céréales à la recherche de colifichets ou d’armes dissimulées. Les vêtements de Ki puis ceux de Vandien rejoignirent rapidement les couvertures sur le sol. Vandien ne dit pas un mot tandis que le Brurjan dérobait un bracelet d’airain émaillé en le glissant dans sa bourse. Il se souvint de la vendeuse des rues à qui il l’avait acheté en le choisissant au milieu du plateau de bracelets et de boucles d’oreilles à plumes qu’elle lui présentait. Il se souvint que Ki s’était tenue près de son épaule, protestant et riant tandis qu’il insistait pour essayer chaque bracelet sur son poignet brun. Il détourna le regard comme le bijou disparaissait à jamais, en même temps qu’une poignée de pièces de cuivre qu’il avait oubliées dans son autre gilet.

Ce n’est que lorsque le Brurjan s’agenouilla près du placard à patates que Vandien prit la parole.

— Désolé pour le vomi. Le garçon a été malade partout dans la cabine. Faites attention à ne pas mettre la main dedans. J’espère qu’il y a un puits public dans Algona pour qu’on puisse nettoyer tout ça.

Le Brurjan lâcha la courtepointe et se releva brusquement, en se cognant la tête contre le plafond de la cabine. Il jeta un regard furieux à Vandien et renifla ses doigts dégoulinants avant de lâcher un grondement outragé. En quittant la cabine, il essuya brutalement ses mains sur le devant de la chemise de Vandien. Ce dernier grogna mais se força à demeurer immobile et à le laisser faire. Saule, se répétait-il. Saule.

— Tout est en ordre, là-dedans ? demanda le Brurjan à cheval.

— Non, gronda celui qui avait fouillé le chariot. Mais il n’y a aucun objet de valeur non plus.

— Dans ce cas, dégagez, ordonna le chef en se détournant du chariot.

Cabri rota bruyamment et laissa tomber un gros crachat de salive dans la poussière, ce qui lui valut un regard noir de la part du premier Brurjan. Mais un berger accompagné de brebis miteuses s’approchait et le leader lui fit signe d’effectuer la fouille.

Ki secoua les rênes et le chariot s’élança en avant. Vandien agrippa le montant de la porte et grimpa d’un bond à l’intérieur de la cabine, refermant la porte derrière lui. Il s’accroupit près du placard à patates.

— Encore quelques instants, chuchota-t-il. Nous avons passé les gardes, mais reste cachée jusqu’à ce que Ki te dise que tu peux sortir.

Il se redressa lentement et entreprit de déboutonner sa chemise tachée.

Algona était une petite ville poussiéreuse, construite à l’aide de briques de boue séchée, pavée de ces mêmes briques, un lieu construit à partir de sa propre poussière et des pluies peu fréquentes de la région. Le puits d’eau semblait constituer l’unique raison de l’existence de l’endroit. Toutes les caravanes s’arrêtaient ici pour puiser de l’eau et prendre une journée de repos, donc les établissements ducaux étaient là pour collecter les taxes et délivrer les autorisations écrites, et les troupes Brurjans avaient leurs quartiers sur place pour faire respecter la volonté du duc. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire pour les Brurjans à Algona, ce qui expliquait leur humeur particulièrement maussade. Et leur attitude amère à l’égard de la petite ville expliquait le comportement craintif et furtif des individus qu’ils croisaient. C’est en tout cas ce que Ki se dit tout en tirant une chemise dégoulinante d’eau du seau en bois. Elle l’essora soigneusement au-dessus du seau, en vertu d’une vieille habitude destinée à économiser l’eau. Les coutures étaient déchirées à l’épaule. Ki fit claquer sa langue. Vandien se plaindrait de devoir la recoudre. Mais c’était sa faute. Pourquoi n’était-il pas capable de s’entraîner torse nu à l’escrime, au lieu de déchirer les coutures aux épaules à force d’estocades ?

— Quand est-ce qu’il va revenir ?

La plainte de Cabri correspondait si parfaitement aux pensées de Ki elle-même qu’elle n’en fut même pas ennuyée.

— Bientôt. J’espère. Dès qu’il aura fait régulariser nos papiers.

Ki s’assit sur ses talons pour contempler les alentours. Le puits n’était guère plus qu’une large dépression dans le sol, pavée de blocs de pierre. L’eau remontait quelque part au centre de la dépression et la remplissait avant que le surplus ne soit canalisé vers les jardins entourant les établissements ducaux. Une large cour à ciel ouvert entourait le puits. Les enfants y jouaient tandis que les femmes s’affairaient au-dessus de bassines et de vêtements. Personne ne parlait à Ki mais le chariot bariolé et les grands chevaux faisaient l’objet de bien des curiosités. Des mères criaient régulièrement à leurs rejetons de s’en éloigner tout en ignorant soigneusement Cabri et Ki. Ki essora le dernier vêtement et le déposa dans le panier à ses côtés.

— Peut-être qu’il est allé se saouler dans une taverne et qu’il nous a complètement oubliés ? suggéra Cabri d’un ton amer.

— J’en doute.

Ki examinait le panier de vêtements humides en se demandant comment les faire sécher. Les briques de la cour étaient couvertes de poussière. Il aurait été stupide d’étaler dessus des vêtements propres et mouillés. Peut-être camperaient-ils près d’arbres ce soir, ou au moins auprès d’une étendue d’herbe propre. Elle espérait que les vêtements n’attraperaient pas une odeur de moisi avant cela. Et que Vandien avait assez d’argent pour payer les papiers dont ils avaient besoin pour quitter la ville. Les papiers de Cabri lui permettaient de se rendre jusqu’à Villena. Maudit soit ce duc et ses règlements. Elle suspectait qu’ils étaient en train de se faire rouler par des officiels constatant qu’ils étaient étrangers aux lois du pays. Malheureusement, elle ne pouvait y faire grand-chose, excepté quitter le territoire du duc aussi rapidement que possible... après avoir déposé Cabri chez son oncle, évidemment.

— Vous voulez que j’aille à sa recherche ? demanda Cabri, plein d’espoir.

— Non. Reste simplement où tu es. Dès que Vandien reviendra, nous partirons. Je n’aime pas l’ambiance de cette ville ; notre statut d’étrangers est trop évident et les Brurjans sont trop désœuvrés.

— Ils ne peuvent pas l’être plus que moi, grommela Cabri. Est-ce que je pourrais au moins mettre pied à terre et marcher un peu ? Quel mal y aurait-il à ça ? Il y a tellement de gens par ici, si différents de ceux que j’ai connus jusqu’à présent. Je veux tout voir.

— Regarde autour de toi. Tout est là.

Ki frappa à la porte latérale du chariot avant de l’ouvrir et poussa le panier de linge à l’intérieur. L’intérieur de la cabine était étouffant mais elle referma la porte derrière elle. Le placard à patates s’ouvrit. Saule jeta un regard à l’extérieur avant d’en sortir. Ses cheveux roux étaient plaqués contre son visage et son cou.

— Nous partons ? s’enquit-elle avec espoir.

— Parle doucement. Non, Vandien n’est pas encore revenu. Tu dois rester patiente. Et essaye de moins bouger. J’ai entendu le chariot craquer deux fois dans mon dos pendant que je faisais la lessive. Heureusement, Cabri était en train de s’agiter sur le banc, sans quoi n’importe qui aurait deviné qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Nous devons faire très attention, Saule. Cette ville tout entière me fait l’impression d’un nuage noir prêt à se transformer en tempête. Les habitants pourraient saisir la moindre chance d’être les agresseurs plutôt que les victimes. Et les Brurjans seraient ravis de trouver un nouveau type de proie. Donc, ne bouge pas, ne fais pas de bruit et, dès que Vandien sera revenu avec les papiers, nous reprendrons la route. Tu comprends ?

Saule examinait le panier de linge.

— Est-ce que la tache de thé est partie de ma jupe rouge ? interrogea-t-elle d’une voix inquiète. C’est celle que Kellich préfère.

Ki tira la jupe en question du panier et la secoua pour que Saule puisse l’examiner.

La jeune fille hocha la tête puis sourit.

— Je veux la porter après-demain, lorsque nous nous verrons. Je veux entrer aux Deux Canards avec cette jupe tournoyant autour de mes jambes et mes cheveux détachés flottant sur mes épaules.

Il y avait dans sa voix une note mélancolique qu’aucune femme n’aurait pu ignorer.

Ki se surprit à répondre à son sourire.

— Les Deux Canards ? C’est une auberge ?

Saule opina du chef avec enthousiasme.

— Elle se trouve à la sortie de Tekum, non loin des terres et de la demeure de l’homme pour lequel Kellich travaille. Il a dit qu’il me retrouverait là-bas.

— Ah bon ?

Quelque chose lui semblait légèrement bizarre mais Ki n’aurait pas su mettre le doigt dessus. Elle replia la jupe rouge et la déposa sur le sommet de la pile de linge.

— Reste tranquille et ne fais pas de bruit, dans ce cas, et nous atteindrons les Deux Canards d’ici après-demain. Tu as faim ?

Saule secoua la tête.

— Il fait trop chaud pour manger.

— Alors dors, si tu t’ennuies. Non, dans le placard, Saule. Désolée. Au cas où quelqu’un jetterait un œil par la fenêtre.

La jeune fille tourna vers Ki un regard de martyr mais n’en rampa pas moins à l’intérieur du placard, dont elle referma presque totalement la porte. Avec un soupir  – il faisait une chaleur étouffante –, Ki ouvrit la porte donnant sur le siège.

— Pas de signe de Vandien ? demanda-t-elle à Cabri.

Il n’y eut pas de réponse. Cabri n’était plus là, ni sur le siège, ni à l’ombre du chariot, ni visible nulle part sur la place. Elle emplit ses poumons pour lancer un appel, puis se ravisa et expira silencieusement. Inutile de l’appeler. Il savait qu’elle ne voulait pas qu’il s’éloigne. Le fait de crier ne le ferait pas revenir. Satané gamin ! Ne réalisait-il pas à quel point la situation était sérieuse, à quel point il était urgent de quitter cette ville fortifiée et de reprendre la route ? Non, il devait le savoir. Et soit il s’en moquait, soit... Eh bien, elle espérait qu’il était parti à la recherche de Vandien. Vandien récupérerait Cabri et le ramènerait au plus vite.

Il n’y avait rien d’autre à faire que de s’asseoir et d’attendre. S’ennuyer mortellement tout en étant à cran. Elle n’osait pas quitter le chariot pour partir à la recherche du garçon. Elle avait vu avec quelle curiosité les enfants regardaient le véhicule. Dès qu’elle serait partie, ils monteraient à l’intérieur. Le loquet de la porte de la cabine étant cassé, il n’y avait rien à faire pour les en empêcher. Elle s’appuya contre le dossier en bois en plissant les yeux contre les rayons lumineux du soleil. La vaste surface uniforme de la place les rendait deux fois plus éblouissants et paraissait les renvoyer directement vers ses yeux.

Cet éblouissement s’était évanoui et l’après-midi touchait à sa fin lorsqu’elle vit arriver Vandien. Sa rapière oscillait à chacune de ses enjambées et il paraissait plus enjoué qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Toute raideur avait disparu de sa démarche et, dès qu’elle croisa son regard, elle vit l’éclat blanc de son sourire. Fier de lui et très satisfait, probablement, songea-t-elle. Pendant qu’elle lavait le linge et s’occupait de Saule. Et perdait Cabri, ajouta-t-elle avec colère pour elle-même.

— Rassemble les troupes et partons, lui suggéra-t-il dès qu’il fut à portée de voix.

Il tira de sa chemise un rouleau de papier entouré d’un morceau de ruban orange.

— Autorisation de circuler jusqu’à Villena, ajouta-t-il d’un ton suffisant.

— Tu y as mis le temps, grogna-t-elle. Vandien, j’ai...

— Je sais, tu as attendu longtemps, tu étais nerveuse et tu avais chaud. Mais il faut pas mal discuter pour mettre à l’aise l’employé mesquin d’une petite ville de province comme celle-ci. J’ai su que j’avais de la chance lorsque j’ai vu que c’était un humain et non un Brurjan. Le duc a au moins un peu de bon sens. On a donc échangé quelques histoires et je l’ai écouté mentir en me racontant à quel point il appréciait son travail et comment il avait dû se battre pour obtenir ce poste. Et puis nous avons parié, quitte ou double, pour des papiers jusqu’à Tekum. Et j’ai perdu...

Ki ouvrit la bouche et pâlit.

— Alors je me suis mis en colère et j’ai dit : « Recommençons, pour des papiers allant jusqu’à Passerive. » Et j’ai encore perdu.

Ki ferma lentement la bouche. Elle paraissait malade.

— Et puis j’ai dit : « Par la lune, poussons pour des papiers jusqu’à Villena. » Nous avons rejoué, quitte ou double. Et j’ai gagné.

— Comment est-ce possible ? interrogea-t-elle faiblement.

— Facile. Les ossements m’adorent, mon enfant. L’enfant favori de Dame Fortune, c’est moi, même si parfois, il lui faut un peu de temps pour s’en souvenir. Il a fallu que je m’agite et que je fasse des simagrées entre chaque tirage. Et je n’ai pas manqué de m’indigner qu’un homme portant des robes aussi magnifiques dans une pièce aussi richement décorée et dont la servante ressemblait à une jeune déesse puisse ainsi profiter d’un humble colporteur dans mon genre. Lorsqu’il a fini par perdre, Ki, cet homme s’est montré particulièrement beau joueur. Je ne crois pas que quiconque ne l’ait jamais autant flatté en un seul après-midi.

Il marqua une pause, dans l’attente d’un témoignage d’admiration stupéfaite de la part de Ki.

— Cabri est parti, en profita-t-elle pour lancer.

Elle vit ses yeux sombres s’élargir tandis qu’il assimilait l’information.

— Depuis combien de temps ?

Ses yeux étaient à présent d’un noir dur, déterminé. Cela ne présageait rien de bon pour Cabri lorsqu’il serait retrouvé.

Ki s’en voulut de hausser les épaules.

— Des heures. J’ai porté la lessive à l’intérieur du chariot, puis je suis ressortie. Il avait disparu. Il était agité depuis ce matin, à se plaindre de tous les gens qu’il n’aurait jamais l’occasion de rencontrer. Typique d’un gamin venu d’un village et qui se retrouve en ville, persuadé que tout va être très différent de l’endroit où il a grandi.

— Merde. (Vandien donnait à ce simple petit mot mille significations différentes.) Tu as une idée d’où il est allé ?

— Non. À vrai dire, il a mentionné que tu étais peut-être allé dans une taverne et que tu nous avais oubliés, et que peut-être il pourrait aller te chercher. Donc...

— Donc on va rapidement vérifier ça. Il n’y a pas plus de six tavernes dans cette ville, et toutes non loin des établissements ducaux.

Ses yeux se firent lointains et il fit rapidement passer sa langue sur sa lèvre supérieure.

— Aucune n’avait l’air d’être le genre d’endroit où on laisserait un étranger mener ses affaires, sans parler d’accepter un garçon à la langue bien pendue comme Cabri. Peut-être...

— Mets-toi en route, lui lança Ki en le voyant hésiter.

— Toi, tu te mets en route. Prends le chariot et l’attelage et vas-y au pas, comme s’ils étaient épuisés ou malades. Très lentement. Prends la direction des portes mais ne les passe pas. Je te rejoindrai avec Cabri aussi vite que possible. J’ai l’impression que ce sera mieux si nous sommes déjà en route lorsque je retrouverai ce gamin.

Ki hocha brièvement la tête. Elle n’avait pas de meilleur plan. Vandien lui fit un petit signe de tête accompagné d’un bref éclat de ses dents blanches qui n’était pas vraiment un sourire mais qui se voulait néanmoins rassurant. Il s’élança au trot à travers la place, une main refermée sur la garde de sa rapière tandis qu’il courait. Elle le regarda partir jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue. Après quoi elle récupéra le seau d’eau et l’auge des chevaux. Il ne lui fallut que quelques instants supplémentaires pour leur passer le mors et vérifier les harnais. Elle grimpa ensuite sur le siège et, grommelant quelques mots qui auraient pu être une prière ou une malédiction, fit démarrer l’attelage.

— Satané gamin. Stupide. Tout simplement stupide.

Vandien ralentit et se mit à marcher. Ses grommellements attiraient les regards des passants. Il se força à fermer la bouche. Mais à l’intérieur de son crâne, les promesses continuaient... Lorsqu’il attraperait ce garçon... Il secoua la tête, déçu. Le garçon s’était si bien comporté ce matin... et maintenant ceci ! Après que Ki et lui s’étaient mis d’accord pour tout faire afin de rester discret, y compris éviter de prendre un verre bien frais dans une taverne locale, ce jeune sot trouvait le moyen de se sauver.

Bon, il ne servait plus à rien d’être discret désormais. Il était prêt à parier que Cabri ne l’avait pas été. Ses yeux ne cessaient de se déplacer tandis qu’il se hâtait à travers les rues et qu’il vérifiait chaque ruelle qu’il passait. Plus tôt, il avait jugé l’architecture de cette ville ennuyeuse : des bâtiments carrés et trapus organisés en rues étroites et légèrement incurvées. Mais la chose s’avérait à présent avantageuse. Si Cabri était dehors, il serait visible à plusieurs pâtés de maisons de distance.

Il serra les dents en entrant dans la première taverne. L’entrée était un rectangle obscur au sein d’un mur en torchis. Vandien eut l’impression d’être une cible tandis qu’il entrait à l’intérieur et explorait les lieux du regard. L’endroit avait connu des jours meilleurs. En tout cas, il l’espérait. Il était déprimant de songer qu’il avait peut-être toujours connu ces tables et ces bancs de récupération et ces clients à l’air triste et usé. L’endroit respirait l’oppression et le désespoir. Les deux femmes dans la pièce se tournèrent vers lui, telles des girouettes sentant une brise favorable. L’une d’elles lui jeta une œillade flatteuse et il la salua d’un hochement de tête poli avant de se retourner vers la porte. Cabri n’était pas là et Vandien décida soudain que demander à quiconque s’il était passé serait plus une perte de temps qu’autre chose. Même l’aubergiste, occupé à essuyer sans relâche un verre sur son tablier graisseux, avait l’air incapable d’aligner trois mots sans faire d’effort.

L’une des femmes lança une grossièreté dans son dos et fut récompensée par quelques rires. Il continua sa route en tâchant de ne pas donner l’impression de se hâter. Ki était probablement à mi-chemin des portes désormais. Il les avait examinées un peu plus tôt. Il s’agissait d’un véritable portail ouvert dans les restes décrépis des murailles de la ville, composées des inévitables briques en terre cuite. Et surveillé par des troupes Brurjans. Il serait largement préférable pour eux d’être tous ensemble et d’avoir leurs papiers prêts à passer l’inspection lorsqu’ils voudraient quitter la ville.

La taverne suivante était de meilleure qualité mais guère plus accueillante. Le tavernier fixa sur Vandien un œil soupçonneux, malgré la petite pièce d’argent que celui-ci fit rouler sur le comptoir. Un garçon ? Oui, un garçon était passé par ici, racontant des sornettes au sujet d’un voyage en compagnie de Romnis et d’une patrouille entière de Brurjans qu’il aurait affrontée. Ils n’avaient pas besoin de ce genre de racontars par ici. C’était une taverne paisible où les clients laissaient leurs ennuis à l’extérieur. Non, il ne savait pas où le garçon était parti, et il s’en moquait. Les étrangers n’apportaient que des problèmes : la moitié d’entre eux était des voleurs et l’autre moitié des espions rebelles qui pouvaient faire pendre quiconque serait pris en train de discuter avec eux. Moins le tavernier voyait d’étrangers et mieux il se portait. Sa petite affaire lui plaisait, pour sûr, de même que les troupes brurjans qui venaient ici boire du sang et du lait à la fin de leur patrouille. D’ailleurs, ils n’allaient pas tarder et il serait heureux de les voir, comme d’habitude...

Vandien comprit l’allusion mais laissa la pièce retomber à plat et l’abandonna sur le comptoir. La façon dont les clients le suivirent du regard tandis qu’il sortait ne lui plut guère. C’était des travailleurs à fortes carrures, avec un petit groupe de Callistris maigres et nerveux dans un coin de la pièce. Aucun d’eux n’avait relevé les yeux de leurs tables marquées d’auréoles humides, mais tous seraient capables de le décrire à quiconque leur poserait la question.

S’éloignant de la taverne, il tourna au coin de la rue et traversa vivement la cour d’une écurie de louage. La taverne suivante n’était qu’à quelques pâtés de maisons de là, si ses souvenirs étaient justes...

Un rire semblable à un braiment, suivi d’un gloussement féminin le fit s’arrêter net. Il se tourna lentement, mais ne vit rien. Pourtant il était certain qu’il s’agissait du rire de Cabri. L’étable était un bâtiment ouvert, à peine plus qu’un toit de tuiles soutenu par des poutres sombres. Un couple de bœufs le contemplait calmement de leurs grands yeux bruns tout en ruminant. Une vieille mule somnolait dans la stalle suivante, son museau touchant presque le sol. À côté se trouvait une meule de foin jaunie qui se mit brusquement à trembler avec un nouveau gloussement.

— Cabri ! aboya Vandien, désormais sûr de lui.

La tête du garçon sortit de la paille. Il avait les joues rouges et les lèvres humides. La tête de la fille apparut plus lentement. Elle avait les yeux ronds et écarquillés. Croisant le regard de Vandien, elle se mit à rougir. Mais Cabri sourit d’un air ravi, comme si un témoin était exactement ce qui manquait pour que son plaisir soit total.

— Un mignon petit chou, n’est-ce pas ? demanda-t-il malicieusement à Vandien.

Il émergea de la paille en tirant sa conquête derrière lui et entreprit de reboutonner ses vêtements.

— Je parie que vous auriez aimé faire aussi bien aujourd’hui.

Vandien détourna le regard. Sa déception était si grande qu’elle le rendait malade. Cabri lui faisait honte. Il l’avait cru meilleur que cela. Les yeux de la jeune fille reflétaient un empressement innocent. Elle n’était jolie que grâce à cette beauté fugitive propre à toute fille sur le point de devenir une femme. Son nez et son menton étroits paraîtraient taillés à la serpe une fois que ses traits vieilliraient un peu, et les seins généreux qu’elle tentait tant bien que mal de dissimuler pendraient bientôt comme des poches alourdies sur sa poitrine. Vandien en avaient vu des milliers comme elle. Il trouva tragique qu’elle ait offert l’éphémère magie de sa virginité à Cabri.

— Il est temps de partir, lança-t-il au garçon d’une voix tendue. Je t’ai cherché partout. Ki nous attend.

Mais Cabri était encore trop fier pour percevoir la colère dans le ton de Vandien. Il poussa un soupir théâtral.

— Ainsi, mon petit amour, notre histoire s’achève. Souviens-toi bien de moi. (Il éclata d’un petit rire lubrique.) Moi, je me souviendrai de toi !

Vandien releva les yeux à temps pour voir le visage de la jeune fille se décomposer. Dans ce bref instant, son charme éclata comme une bulle de savon.

— Mais... bredouilla-t-elle. Mais je pars avec toi. Je l’ai rêvé la nuit dernière. D’abord de ceci, puis de la façon dont nous quitterions la ville tous les deux, sur ces grandes juments blanches...

Elle perçut la vérité dans l’embarras douloureux de Vandien.

— Tu es venu dans mes rêves ! s’exclama-t-elle avec horreur. Ça doit être vrai !

La voix de Cabri évoqua celle d’un vantard racontant ses exploits dans une taverne :

— Ah, dommage. C’est comme ça, petite. Un homme prend ce dont il a besoin. Et tu m’as paru plus que désireuse de me l’offrir ! Vandien, mon vieux, vous n’avez jamais connu pareil galop ! C’est quelque chose auquel aucun homme ne saurait résister ! Je suis désolé que tu aies été trompée, ma mignonne, mais un homme ne saurait refuser...

— Pas un homme. (Le ton de Vandien était glacial.) Un cabri. Je suis désolé, mademoiselle.

Il fouilla un instant dans sa ceinture avant de croiser le regard de la jeune fille. Lui donner une pièce ne ferait que rendre la situation pire pour elle. Il n’avait rien d’autre à lui offrir qu’une expression de compassion.

— Tiens, tiens, console-toi avec ceci, lança Cabri d’un ton autoritaire.

Vandien aperçut la poignée de pièces de cuivre qu’il s’apprêtait à répandre par terre et quelque chose en lui céda. Il frappa le garçon d’un revers de la main et entendit les pièces tinter sur le sol de bois en même temps que Cabri le heurtait avec un bruit sourd.

Vandien força le garçon étourdi à se relever. Comme il le tirait hors de l’écurie, Cabri revint à lui. Ses yeux lancèrent des éclats de colère. Il s’arracha à la poigne de Vandien et se redressa. Un peu de sang coulait au coin de sa bouche.

— Pour qui vous vous prenez ? ! s’exclama-t-il d’une voix aiguë. Vous ne pouvez pas me traiter comme ça ! Vous n’êtes rien d’autre qu’un charretier payé pour m’emmener là où je veux aller ! Et c’est moi qui dirai quand il sera l’heure de partir ! Moi ! C’est moi qui ai payé pour ce voyage ! Et si vous me traitez encore une fois de cette façon, vous le regretterez amèrement. Très, très amèrement ! Imaginez ce qui pourrait vous arriver, à vous et à votre chère Ki, si je disais aux gardes brurjans ce que je sais ! Vous seriez bien désolé, mais il serait trop tard. Alors attention, l’ami, ou...

Cette fois, Vandien y avait mis toute sa force et il s’agissait de son poing et non de sa main ouverte. Cabri s’écroula d’un coup. Le garçon était lourd, mais Vandien ressentit une immense satisfaction à le tirer derrière lui par le col. Il aurait simplement aimé que ses côtes ne lui fassent pas si mal. Et que son cœur ne saigne pas pour la jeune fille en pleurs.

Les roues du destin
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